jeudi 4 juin 2015

Peut-on tout acheter - revue Esprit - auteur François Meunier

Peut-on tout acheter?


À propos du livre de Michael Sandel, Ce que l'argent ne saurait acheter : Les limites morales du marché,Paris, Le Seuil, 2014

Tout n’est pas à vendre. L’argent ne peut pas et ne doit pas tout acheter. Il y a beaucoup de biens ou de services dans la société, ou à l’inverse des obligations sociales, dont les traditions, la morale ou la loi empêchent l’échange ou la mise sur le marché. Par exemple, on interdit le commerce d’organes (mais pas dans tous les pays), le commerce d’êtres humains ou le travail forcé qui en est une variante, le service de mère porteuse (qui lui-même est fortement restreint). On ne peut pas acheter sur un marché un droit de citoyenneté ni même un permis de séjour. De même, on ne peut s’exonérer avec l’argent d’une peine prononcée pour un crime (encore que la procédure du plea bargaining aux États-Unis a certaines caractéristiques d’un marché). On ne rachète pas l’obligation de faire de la prison, en y substituant par exemple quelqu'un qui accepterait de faire le temps carcéral à la place de la personne condamnée, un pigeon comme on disait autrefois, selon un contrat monétaire dont tout étudiant de deuxième année en économie serait capable de soutenir qu’il peut être gagnant pour les deux parties et donc présenter une certaine utilité sociale[1]. Le droit de vote, attribut important de la citoyenneté en démocratie, ne s’achète pas. Il en va de même des services sexuels, même si la variété avec laquelle leur interdiction ou restriction reçoivent une formulation légale selon les pays montre l’embarras du législateur devant ce sujet complexe.
C’est là-dessus que Michael Sandel a écrit un livre important. Sa thèse : rendre marchandes certaines des relations d’échange dans la société pose un double problème, d’équité et de dignité. La question d’équité est que le passage d’une interaction non marchande à un échange marchand peut exclure celui qui, précisément, n’a pas beaucoup d’argent. Dès lors que la pauvreté est une notion relative, qui dépend du regard de l’autre, cette exclusion est stigmatisante. Si de plus, comme le soutient Sandel, les marchés couvrent un nombre croissant d’activités autrefois à l’abri de transactions pécuniaires, on réduit les domaines où l’on traite sur un même pied celui qui a de l’argent et celui qui n’en a pas.
La question de dignité ou de non-corrosion est que l’échange marchand n’est pas neutre sur la qualité du bien échangé. Il peut corrompre le bien lui-même ou la personne d’un côté ou de l’autre de la transaction. Le marché n’est pas un simple « mécanisme », utile pour une allocation « efficace » des ressources. Il exclut les biens communs, par exemple. Il porte des valeurs et ces valeurs en évincent d’autres, faites de solidarité, d’entraide, de bien vivre, etc. Des sujets qui font l’ordinaire de la vie civique se transforment en « transactions », en « deals ». Pecunia non olet, dit-on, mais s’il n’a pas d’odeur, l’argent peut tacher.
Dans cet article, on traite tour à tour de ces deux volets, équité et dignité. Comme on le verra très vite, ils sont très fortement imbriqués, au point, pour en venir à la conclusion, qu’il est difficile d’identifier les questions d’équité que le marché poserait selon Sandel sans faire appel à celles qui relèvent de la dignité, le vrai sujet dans la relation économique. Pour l’exposé, on retient la méthode propre à Sandel, procédant davantage par exemples que par généralité immédiate.
On exclut de la discussion, comme le fait largement Sandel, d’autres sujets philosophiques ouverts par la question des marchés. En particulier, celui de la « vulnérabilité », cas entendu au sens large où la relation de marché est corrompue parce qu’il y a abus de position dominante, forte asymétrie dans l’accès à la bonne information, ou faiblesse et incapacité de la personne. C’est une critique forte des marchés de devoir trop s’en remettre à la protection du droit pour limiter ces abus. Adam Smith ou Rousseau s’élevaient déjà l’un et l’autre contre une organisation du marché du travail qui obligerait par désespoir le faible à se soumettre aux conditions salariales imposées par le fort. Cela justifiait pour Smith l’intervention de l’État, et, disait-il, non pour une raison d’efficacité, mais « par justice et équité »[2]. L’État régulateur, en matière de protection des consommateurs ou des salariés, mais aussi de promotion et protection de la concurrence, oblige ou incite – selon le degré de contrainte ou de paternalisme qu’il est prêt à assumer – à un échange réalisé dans des conditions concurrentielles, informées, transparentes et entre personnes ayant capacité à contracter. Si, selon un exemple donné par Kaushik Basu, dans un remarquable ouvrage qui fait écho à celui de Sandel[3], une sècheresse survient dans le pays qui oblige les éleveurs à vendre leurs troupeaux à l’encan, il est difficile de qualifier cette vente de librement consentie. Si les métiers les plus dangereux sont exercés par les travailleurs les moins payés – un fait toujours vérifié – peut-on parler de marché du travail concurrentiel et même selon certains de marché tout court ? Ces configurations ne peuvent pas échapper à l’examen moral des marchés. Le marché de concurrence pure et parfaite, entre parties prenantes libres et informées, est une abstraction qui n’est utile pour l’analyse que comme point de départ pour comprendre les innombrables distorsions qui l’affectent.
Sandel laisse aussi de côté un autre débat qui pourrait s’ouvrir, cette fois-ci avec le courant néolibéral ou libertarien, selon lequel il n’y a aucune légitimité, surtout de la part de l’État, à empêcher deux personnes de conclure un contrat d’échange dès lors que l’une et l’autre y trouvent leur intérêt. Les seules limites reconnues par les libertariens, chez Nozick par exemple, seraient la « vulnérabilité » d’une des parties, au sens entendu précédemment, et le cas où l’échange nuit ou porte atteinte à une tierce personne, à la liberté d’autrui. Sachant la fréquence de ces cas, ce débat recouvre largement le précédent. Mais à écarter ces débats, la position de Sandel n’en est que plus forte : les critiques qu’il porte à l’économie de marché valent quand bien même l’échange se ferait entre personnes libres, consentantes, informées, sans abus de position ni monopole, etc. Parce que l’acte marchand porte des cas d’iniquité et de destruction des valeurs.

Équité : le marché comme mécanisme discriminant
La règle de base d’un marché est que le bien va à celui qui lui donne la valeur la plus grande. Ce simple énoncé ouvre un dilemme qui occupe l’économie politique depuis son origine : cette valeur est-elle mesurée par l’utilité, c'est-à-dire le besoin intrinsèque que la personne ressent de cette consommation, ou bien par sa capacité à payer ? Dans une situation égalitaire où les niveaux de revenu sont les mêmes dans la population, la question disparaît : l’acheteur qui l’emporte sur un marché réduit la part de son revenu qu’il peut consacrer aux biens sur d’autres marchés : il gagne ici, mais va perdre là. Mais si le riche a davantage que le pauvre les moyens d’acheter, la question ne peut plus être évacuée : certains biens jugés essentiels par la société ne vont-ils pas échapper au moins bien loti ? Et ne fait-on pas naitre un sentiment d’insatisfaction chez celui qui voit le bien lui échapper par manque d’argent, surtout s’il le voit filer chez celui qui en a davantage que lui ?
Ces questions n’ouvrent pas en soi une critique des marchés, comme le reconnait Sandel. Que tout le monde ne puisse s’acheter une Ferrari n’est pas une condamnation du marché des voitures[4]. Les marchés restent « des instruments utiles et efficaces », dit-il (p. 10). Ce sont des mécanismes d’allocation, même si, c’est tout notre sujet, ils sont plus que cela. Par contre, ils amplifient le sentiment d’injustice en présence de fortes inégalités de revenus. On doute que l’acheteur d’une Ferrari ait à sacrifier les achats de fournitures scolaires de ses enfants. Et si, comme y insiste Sandel, on assiste à une extension continuelle du domaine des marchés, les cas d’insatisfaction et d’iniquité se multiplient.
Sandel relève la monétisation croissante des files d’attente dans la gestion des raretés de ressources : Disneyland vend des tickets VIP qui permettent de couper les longues queues devant les attractions ; il y a des entreprises aux États-Unis qui rendent le service de faire la queue pour vous, notamment pour assister aux séances du Congrès américain ; il y a des péages spécifiques pour rouler dans la file rapide sur autoroutes et éviter les bouchons. Il faut désormais acquitter un droit pour pénétrer en voiture dans la ville de Londres. La question de la pollution n’est plus seulement réglée par l’édiction d’interdits et de normes, mais par l’émission de droits à polluer, négociés librement sur un marché[5]. Sandel pourrait citer l’enjeu important de l’accès à Internet, que certains voudraient voir tomber dans le domaine des marchés avec la fin de la « neutralité du net » et l’allocation de la bande passante par des tarifs différenciés. Il y a bien une tonalité de discrimination derrière le mot très marketing de « différentiation tarifaire ». Dit fortement : aux riches la circulation libre de bouchons dans Londres, aux autres les transports en commun bondés ; aux riches et leurs enfants, l’accès rapide aux attractions de Disneyland, la queue pour les aux autres ; aux riches entreprises, la possibilité d’émettre des polluants, aux autres la restriction ; un Internet des riches et un Internet des pauvres.
Que répondent à cela la majorité des économistes ? Ils font appel à un principe de séparation entre la question de l’allocation des biens et celui de la disparité dans les revenus et les patrimoines, le seul qui importe à leurs yeux sur la question de l’égalité. C’est le marché qui selon eux gère le mieux l’allocation, tandis que c’est la redistribution des revenus, par le jeu de subventions, d’aides, de fiscalité progressive, etc., qui gère au mieux la disparité de ressources, cette redistribution étant dans l’orbite politique. Les instruments d’allocation de ressources qui agissent sur le marché (le rationnement et les files d’attente, les prix imposés, la gratuité ou le prix sous conditions de ressources, voire la loterie) sont selon eux inférieurs au marché libre comme moyens de gérer la rareté. En effet, le marché est un mécanisme sélectif qui assure de façon fluide que le bien ira chez celui qui le « demande » le plus, chacun exprimant directement ses préférences sur le marché. Le rationnement (d’un bien de base ou d’une attraction chez Disneyland) est un mécanisme fruste puisqu’il distribue les biens forfaitairement, sans savoir qui en veut beaucoup et qui en veut moins. Plutôt que de livrer gratuitement un bien à une personne démunie, il est préférable, suivant son propre intérêt, de lui donner l’équivalent en revenu, qu’elle sera libre d’utiliser à sa convenance.
On retrouve ici le postulat sacrosaint de souveraineté de l’individu dans ses choix de consommation. En le généralisant, l’allocation par le marché assure un équilibre optimum (dit de Pareto) où plus personne ne peut améliorer sa position par des échanges supplémentaires. Bien-sûr, les économistes ajoutent aussitôt que ce résultat ne tient qu’à distribution donnée des revenus. Une autre répartition des revenus entrainerait un autre équilibre tout autant « optimal ». Comparer du point de vue social un optimum à un autre est, avec les seuls instruments de l’économiste, une affaire autrement difficile. John Stuart Mill était de ceux qui affirmaient avec force, sur des arguments utilitaristes, qu’une répartition plus égalitaire conduirait à un meilleur optimum social, parce que le pauvre trouve davantage d’utilité personnelle à consommer que le riche déjà bien muni. Avec des arguments proches, Adam Smith avant lui se prononçait pour un impôt progressif sur le revenu. Mais la plupart des économistes répugnent à des comparaisons interpersonnelles d’utilité et cet individualisme méthodologique explique qu’ils s’aventurent peu dans l’analyse théorique des questions d’inégalité, beaucoup moins qu’à l’époque des grands maîtres du passé. Il a fallu la remontée spectaculaire des inégalités de revenu et de patrimoine – et pas forcément le constat d’une marchandisation croissante de nos sociétés – pour qu’à nouveau les économistes s’emparent du sujet. L’extraordinaire succès du livre de Piketty en témoigne.
Mais les économistes se trompent-ils ? Un simple regard montre qu’une part énorme de la production et de la répartition des biens dans l’économie ne répond pas à ce principe de séparation. Ainsi, il y a accès largement gratuit à l’éducation primaire et secondaire ; les prix de la santé, du logement et des transports publics sont en grande partie administrés ou régis par des mécanismes d’assurance obligatoire ; les cantines scolaires ou d’autres biens sont subventionnés et soumis à conditions de ressources ; le prix d’un marché très important, le marché du travail, est parfois contrôlé, avec la législation sur le salaire minimum ; la TVA est un impôt qui affecte les prix relatifs des biens, taxant moins les biens de nécessité que les autres, etc. Évidemment, si le prix n’aide plus librement à répartir la rareté, il apparait des files d’attente, des rationnements ou au contraire des surconsommations. C’est le cas dans l’accès aux soins ou au logement, ou dans l’accès à l’emploi.
Une phase critique s’est ouverte depuis un certain temps au sein de la réflexion économique, et le livre de Sandel est un utile rappel à l’ordre. D’abord, on prend conscience qu’une aide sous forme de revenu est loin d’obéir au principe de séparation puisqu’elle affecte en particulier le prix relatif du travail et du loisir, et peut modifier les comportements en conséquence. Les arguments abondent pour justifier par exemple le subventionnement de l’éducation ou de la santé, au nom de l’équité ou selon l’argument que la société profite de citoyens mieux formés et en meilleure santé. On fait le constat qu’une gestion par file d’attente est un mode opératoire préférable à un mécanisme de marché, notamment si on vise un public en particulier et qu’on veut être sûr qu’il ait accès au bien en question[6]. La souveraineté de l’individu est battue en brèche. Ce n’est pas le plus « efficace » mais, comme le dit formidablement Paul Samuelson : « une bonne cause vaut bien un peu d’inefficacité ». Par exemple, les autorités de santé s’accommodent délibérément de services d’urgence hospitalière travaillant en sous-capacité. Par le rationnement de ce service très couteux, il y a sélection des gens les moins favorisés, ceux qui a priori peuvent « payer » de leur temps dans la queue. La méthode est imparfaite si on juge, comme le montrent les travaux d’Esther Duflo, qu’un des signes de la pauvreté réside dans ces pertes de temps qui, faute de capacité pécuniaire à les éviter, ferment d’autres opportunités. Mais à tout le moins la cible en matière de santé est atteinte.
Des années avant Sandel, James Tobin avait écrit un article important sur cette question[7]. Il désignait par « « égalitarisme général » la redistribution par action sur le revenu et « égalitarisme spécifique » celui impliquant des restrictions, des rationnements et des contrôles de prix. Il mettait le doigt sur une question décisive, qu’il faut mettre au cœur de l’argument de Sandel et que pourtant ce dernier ne rend pas explicite, à savoir la capacité du marché à réagir à une variation de prix, son « élasticité » dans le jargon. Son exemple est celui du thé lors de la Seconde Guerre mondiale en Grande-Bretagne. Sachant le danger des mers, le pays s’est vu privé du gros de ses importations de thé. Qu’aurait dit un principe de marché ? Laisser s’établir le prix au niveau éclusant offre et demande, ce qui aurait à coup sûr privé de leur thé quotidien les parents du soldat se battant sur le front. Pour autant, ce niveau de prix n’aurait pas été en mesure de susciter une offre accrue. Comme il est intolérable que les gens puissent être exclus au profit d’autres mieux pourvus, la règle de marché est inacceptable. Une des solutions est d’instaurer des bons de rationnement. Il importe même que le bon de rationnement ne soit pas librement cessible sur un marché, c'est-à-dire que la personne à faible revenu qui ne consomme pas de thé ne puisse pas en avoir l’équivalent monétaire en le cédant à une autre. On renonce donc à optimiser l’utilité individuelle, et donc collective au sens de Pareto. Notons en passant que la libre négociation du bon après distribution aboutirait à lui donner un prix sur le marché secondaire exactement égal au prix qu’aurait le bien sur un marché libre, la seule différence étant les revenus distribués aux gens qui vont sur le marché revendre leur bon. L’exemple met bien en lumière les deux conditions où la question de l’équité est présente : quand le marché n’envoie pas les bons signaux sur l’offre et quand il n’est pas acceptable pour le bon citoyen que le Lord puisse continuer à boire son thé quand il en est, lui, privé. Le sentiment de justice veut qu’un bien de base ne puisse échapper à celui qui en a besoin. Cela relève de la dignité. Et la bonne répartition, en tout cas la plus commode, est égalitaire, comme le gâteau qu’on veille à couper à parts égales en famille.
Un cas analogue, mais à rebours, est celui de la conscription militaire. On ne négocie plus la possibilité d’échapper à ce devoir, dès lors que le sang et la vie sont en jeu. Ce fut pourtant le cas lors de la guerre de Sécession ou de la guerre franco-prussienne de 1870. Le remplacement de la conscription obligatoire par l’armée de métier, avec rémunération des soldats, a néanmoins un peu le même effet : ce sont les jeunes des quartiers pauvres qui composaient l’armée que les États-Unis envoyaient en Irak ; les autres avaient un meilleur usage de leur temps. Le devoir de défense nationale n’est plus alors un acte citoyen, mais une opportunité d’emploi. Implicitement, cette règle permet de mesurer le prix de la vie selon l’origine sociale. Il semble qu’il faille voir ici, entre autres raisons, la tendance moderne des conflits engagés par les pays avancés à exiger le « zéro perte humaine ». Si les pertes devaient être trop élevées, il y a aurait forcément pression pour revenir à une règle de conscription plus juste socialement, par exemple de loterie non négociable, comme cela a été fait par le passé, ou à nouveau de conscription nationale.
Thomas Schelling, un des fondateurs de la théorie des jeux, prend un exemple plus extrême encore, mais qui permet de préciser le problème moral en jeu, s’exprimant au mieux quand le sort des gens est commun et l’offre inélastique : celui du Titanic au moment de couler. Même si les canoés de sauvetage n’étaient prévus que pour les voyageurs de première classe (qui dans leur billet avait implicitement payé pour l’assurance vie complémentaire que leur offrait le transporteur en cas d’accident), il était inacceptable qu’on donne priorité devant la mort aux premières classes, qui plus est sous les yeux des autres. Un marché parallèle des droits d’accès aux canoés ne va pas en accroitre le nombre et n’irait qu’ajouter l’absurde à l’ignoble. Le « sous les yeux des autres » importe : il serait mieux toléré moralement que pour traverser l’Atlantique, il y ait eu deux classes séparées de bateau, ceux très chers offrant toutes les garanties ; ceux à bon marché et moins sécurisés, mais donnant une bonne information sur les risques encourus. Penserait-on par incidente que ce dilemme moral a disparu aujourd’hui en raison des normes de sécurité imposées à tout transport collectif, que le sort des émigrés clandestins sur la Méditerranée rappellerait à la réalité.
La question d’équité rejoint donc celle de la dignité. On l’illustre par un autre cas, plus bénin,  – qui soit dit en passant offre un exemple de reflux du domaine de marché. Le métro parisien avait autrefois une première classe et l’a supprimé. Pourquoi ? Comme la congestion ne peut être évitée, du moins sans construction de nouvelles lignes, l’argument moral prévaut : égalité dans le malheur, on met tout le monde à la même enseigne. Une discrimination par le prix, intéressante du point de vue de l’optimum de l’économiste, ne fonctionne pas dans cette situation. Notre sens moral est à nouveau convoqué. S’il reste des tickets de première classe pour la SNCF grandes lignes, ils sont éthiquement admis parce qu’il n’y a pas (toujours) rationnement forcé dans des trains bondés. Mais ils ont disparu des trains de banlieue. Cette double condition (sort commun, inertie de l’offre) est insuffisamment mise en évidence dans les exemples donnés par Sandel.
L’inégalité est un constat dynamique
Un ticket premium permet à Disneyland de ne pas abandonner à ses clients la prime de rareté (ils la payent en temps d’attente !) et peut-être, accroissant ainsi sa rentabilité, d’investir dans de nouvelles attractions. La vérité du marché, si elle déverrouille l’offre, corrige à terme l’iniquité de la distribution initiale. On aurait ici une variante dynamique du principe de Rawls qui ne légitime l’inégalité que dans la mesure où elle profite au plus faible.
Plus prosaïquement, l’économiste aurait tendance à considérer cet exemple comme un simple sujet de marketing. Une marchandisation brutale consisterait en effet pour Disneyland à mettre son prix d’entrée dans le parc de façon à égaliser l’offre et la demande, c'est-à-dire en période d’affluence à un niveau beaucoup plus élevé que le prix pratiqué. Il ne le fait pas. Il préfère aller contre le jeu libre du marché, non pour des raisons altruistes mais parce qu’il lui faudrait en retour assumer la complexité de baisser le prix dans les périodes de basse fréquentation – un parc d’attraction n’est pas comme la fourniture d’électricité par EDF dont le prix varie selon les heures –, et surtout parce qu’il ne veut pas perdre contact avec une clientèle populaire, plus jeune et moins argentée. Sandel voit dans cet exemple une invasion rampante des marchés ; il pourrait tout aussi bien considérer le cas comme le refus d’un plein mécanisme de marché et son altération par un mécanisme de rationnement et de gestion différenciée de files d’attente[8]. Le terme de « VIP » retenu pour les billets premium n’est d’ailleurs pas le meilleur, en raison de la tonalité condescendante qu’il véhicule. Un homme marketing avisé le fera disparaître.
On peut renchérir sur Sandel avec des exemples plus décisifs, posant le même type de dilemme et qui ont, eux, une vraie résonance politique. Si, comme c’est largement le cas dans les grandes agglomérations françaises, l’offre de logement est verrouillée et qu’on ne traite pas à la base la question de ce verrouillage, l’égalitarisme général, par distribution de revenu, ne règle rien. Imaginons un marché libre du logement, mais avec deux types d’offre : des logements de qualité et des taudis, dont l’offre respective est rigide et ne réagit pas au prix. Le gouvernement voudrait-il régler la question par une allocation logement sous condition de ressources à destination des mal-logés pour leur permettre d’accéder au marché des logements de qualité ? Celle-ci se retrouverait dans les prix des logements de qualité, et donc dans la poche de leurs propriétaires, sans pour autant diminuer le nombre des mal-logés. Il en va de même si la subvention est à destination des propriétaires dans l’espoir qu’ils investissent dans l’immobilier, une pratique qu’un gouvernement de droite aura tendance à privilégier[9]. Le logement est un bien de base et on est tous à se loger dans la ville comme à voyager sur un même bateau, de sorte qu’il y aurait dans cette situation extrême un cas moral fort à agir par fixation des loyers, saisie ou taxation des logements peu occupés, même si cet égalitarisme spécifique extrême génère d’autres types d’effets néfastes. Et on doit même observer que la question morale, celle de la dignité, serait exacerbée si l’urbanisme urbain n’arrangeait pas une séparation spatiale entre les quartiers des bien- et des mal-logés, mais au contraire la pleine mixité, où chacun peut regarder l’autre. Si, comme c’est le cas aujourd’hui en France, il existe des leviers pour débloquer l’offre, le poids moral repose sur le gouvernement qui reste dans l’incapacité politique de les manœuvrer[10].
Dans l’exemple de la neutralité du net, la discrimination tarifaire semble de bon sens pour qui fait confiance aux marchés pour répartir le bien rare qu’est la bande passante. La Poste a bien une tarification différente pour une lettre délivrée à J+1 plutôt qu’à J+2. Mais il faut pousser l’analyse : les demandeurs de cette liberté tarifaire sont les fournisseurs d’accès, type Orange, dont l’enjeu est de récupérer une partie de la rente de rareté, et non les grands fournisseurs de contenu tel Google, qui vont acquitter le droit de passage en VIP. S’il y a un problème d’équité, disent les tenants de la libéralisation, c’est au marché lui-même de le résoudre par le jeu de la concurrence : la meilleure rentabilité des fournisseurs va accroitre l’offre de tuyaux, inciter de nouveaux acteurs à rentrer et donc à terme peser sur les prix au bénéfice des utilisateurs. On peut malheureusement douter de la possibilité pratique d’organiser une vraie concurrence sur le marché des fournisseurs qui puisse stimuler l’offre. La liberté tarifaire revient alors à une exclusion du « faible » au profit du « fort ». On en revient exactement, dans un contexte moins chargé moralement, au dilemme du Titanic. On note en passant l’importance de la concurrence pour empêcher ce verrouillage du marché et une mauvaise transmission des signaux donnés par les prix. Mais il serait naïf de penser qu’à elle seule la concurrence suffise à éradiquer les phénomènes de discrimination, d’où qu’ils viennent, de l’argent, du sexe ou de la couleur de peau. Kauschik Basu tue l’argument de Milton Friedman selon lequel la discrimination anti-Noirs aux États-Unis ne peut pas résister à un marché durablement concurrentiel (si les Noirs sont moins payés par pure discrimination, les firmes qui les emploient seront plus rentables, et donc recruteront des Noirs, ce qui à terme relèvera leurs salaires)[11]. Mais s’il y a des castes en Inde et une discrimination sociale contre les Afro-américains aux États-Unis, et les effets égalisateurs ne jouent pas.
Revenant aux effets d’offre, on le voit a contrario à propos des biens supérieurs, quand leur offre réagit convenablement aux prix. Le téléphone portable était il y a 15 ans un bien somptuaire et inaccessible aux bas-revenus. En même temps si rentable – et si attractif en raison du statut social qu’il conférait – que les producteurs ont investi fortement pour en accroître l’offre et en baisser le cout. Ce faisant, ils l’ont banalisé et lui ont fait perdre son statut initial. Il y avait là sort commun mais pas inélasticité. C’est tout le talent des entreprises de luxe de freiner cette banalisation par une gestion malthusienne de l’offre. Les gouvernements les aident abusivement en cela, en accordant sous l’influence de leurs lobbys des droits de propriété immatérielle trop généreux, permettant la collusion entre le producteur qui veut protéger sa rentabilité et le consommateur son statut social. L’exemple montre que l’égalitarisme spécifique est un outil délicat à manier : par exemple, des taux de TVA différenciés entre biens « de luxe » et biens de base ne sont justifiés que si l’offre du bien de luxe est inélastique. Autrement, c’est cristalliser une situation acquise, et dans un monde où la perception individuelle du statut est potentiellement discriminante.

Au total, les exemples donnés par Sandel sous le chapitre de l’équité peuvent souvent recevoir une réponse instrumentale, sauf quand ils combinent fixité de l’offre et sort commun. La question de l’équité n’est pas une objection systématique à l’économie de marché et à ses représentations théoriques les plus courantes. Elle ne l’est que si elle appelle la question de la dignité ou si l’inégalité un temps formée ne peut que se perpétuer, en raison d’une incapacité du marché à jouer son rôle de signal sur l’offre du bien. Mais s’il y arrive, l’inégalité créée relève du pis-aller rawlsien mentionné plus haut.



Dignité : le marché comme mécanisme corrosif
On touche ici le cas où l’acte marchand transforme la nature même du bien qui est échangé ainsi que les intervenants à l’échange. On n’achète pas l’amitié ; on n’achète pas non plus un prix littéraire ou le prix Nobel d’économie, même chez les économistes qui pourtant veulent mettre du marché partout[12]. La valeur du bien s’évapore dès qu’il entre dans l’espace marchand. On pervertit l’effort de l’enfant s’il reçoit une récompense, a fortiori pécuniaire, quand il fait bien les fiches de lecture que son professeur lui demande. Cela rappelle le commerce des indulgences. On ne fait pas de cadeau en argent à un être cher : la relation interpersonnelle serait affectée, en dépit de l’argument utilitariste au sens étroit que le don en argent élargirait l’espace des choix. Le cadeau est tout autant choisi en vue de la personne qui reçoit que de celle qui offre[13]. Il engage et peut aller jusqu’à offenser celui sur qui pèse désormais l’obligation du contredon. « La charité est encore blessante pour celui qui l'accepte, et tout l'effort de notre morale tend à supprimer le patronage inconscient et injurieux du riche “aumônier” », indique Marcel Mauss dont le nom marque l’étude de ces interférences[14]. Il y a atteinte à la dignité de la personne. Le jugement esthétique porté sur une œuvre d’art, nous rappelle Veblen, est faussée dès qu’on en connait le prix de marché.
Pour préciser cette notion, Sandel cite l’étude célèbre de Richard Titmuss, un classique désormais de la philosophie morale[15]. Titmuss constatait, en comparant les États-Unis (où la collecte du sang est pécuniaire) et le Royaume-Uni (où elle est caritative), que le don est plus efficace car ce dernier fait appel à des valeurs altruistes. Si on m’offre de l’argent pour donner mon sang, on me fait quitter le domaine du don, on s’adresse à mon lobe homo œconomicus et je me mets à calculer si le prix offert est satisfaisant. Un autre « cas » célèbre, lui aussi emblématique dans les débats de philosophie morale, est celui du jardin d’enfants en Israël. Face au comportement négligent des parents qui venaient avec retard chercher leur bambin, les puéricultrices ont instauré un système de pénalité pécuniaire, c'est-à-dire une amende. Résultat, loin de se réduire, les retards se sont accrus parce que les parents, ici encore basculés vers l’espace marchand, font désormais appel à des motivations différentes et calculent le cout pécuniaire de l’heure de retard. Le marché envoie alors les mauvaises « incitations », pour employer le langage des économistes.
C’est leur discipline qui est ici sur la sellette, parce que le gros de ses enseignements repose sur cet utilitarisme primaire qui fait de la satisfaction personnelle immédiate le compas du comportement humain. L’enseignement de l’économie pourrait même être mis en cause dans la fabrication de cet égoïsme propre au raisonnement de marché. Dans un article important, Luigi Zingales cite un ancien élève de Gary Becker, cet économiste du choix rationnel, qui a généralisé la logique coûts-avantages à l’ensemble des comportements humains, allant du mariage à la criminalité et aux dons d’organe[16]. L’élève rapportait que ce cours, en dépit des intentions de l’enseignant, lui avait appris qu’il était irrationnel de ne pas commettre un crime si l’avantage escompté dépassait le cout de la punition. La science économique fait fausse route à vouloir rester agnostique, à ignorer la charge affective forte de telles propositions et à s’abriter derrière la distinction, passablement poreuse, entre le descriptif et le normatif en sciences sociales. Or, trop d’économistes s’y prêtent. Commentant le cas présenté par Titmuss sur le don du sang, Kenneth Arrow, mieux avisé habituellement, faisait la remarque juste qu’une relation de marché permet de rendre anonyme la relation entre le donneur et le receveur, de la dépersonnaliser. Mais, ajoutait-il, de ne pas engager des « ressources » en altruisme, parce que celles-ci sont rares et qu’il vaut mieux s’en servir à bon escient[17]. Non, l’altruisme, si on pense à lui en tant que bien, n’est pas substituable à un bien marchand ; il lui est complémentaire, non antagonique. L’altruisme crée l’altruisme.
Bien-sûr, la réflexion des économistes évolue. Il est habituel à présent de ne plus se limiter au modèle utilitariste étroit d’un individu autocentré et sans regard sur l’extérieur. Le même Gary Becker a été l’un des premiers à tenter d’introduire formellement dans l’ « utilité » ressentie par une personne l’utilité qu’elle ressent chez les autres. Le champ de recherche est actif dans ce domaine, au prix d’une complexité qui revient à mettre en cause les résultats popularisés dans les manuels, au couvert idéologique discutable. Les travaux introduisent la distinction classique faite par les psychologues entre des motivations extrinsèques, telles que le seraient les considérations utilitaires sur base d’incitations venues de l’environnement, et des motivations intrinsèques, comme le sont les valeurs morales, la perception par les autres de son comportement, les normes sociales, etc.  En quelque sorte ici, une « internalité » de la norme, du droit et de la morale, ce que Durkheim désignait par « les règles de conduites sanctionnées ». Si les économistes devaient s’embarquer plus avant dans ce programme de travail, il leur faudrait l’appui de bien d’autres disciplines des sciences humaines.
Il faut noter que cet effort intellectuel n’oblige pas à rejeter l’approche utilitariste, du moins dans sa variante conséquentialiste ne limitant pas son angle de tir à la simple utilité autocentrée de l’individu. Elle est déjà attestée par John Stuart Mill qui faisait du bonheur collectif un marqueur de la bonne vie individuelle. Il y a toujours un espace qui permet de « rattraper » le raisonnement utilitariste, comme le montre le célèbre dilemme moral : peut-on torturer le terroriste pour qu’il nous dise où trouver la bombe avant qu’elle explose et ainsi de sauver 100 personnes ? Dans l’espace des utilités, que vaut un seul individu face à 100 vies sauvées, une logique dont on s’est prévalu lors de la bataille d’Alger ou à Guantanamo ? Une vision déontologique condamne dans l’absolu de tels actes. Mais la critique utilitariste peut tout autant prendre en compte le dommage moral et la perte de réputation que subit le pays à recourir à de tels actes.
Amende ou prix de marché ?
Une dimension de l’espace marchand, bien perceptible à propos de l’analyse de la criminalité par Becker ou de l’exemple israélien, est que l’amende ou la pénalité peuvent apparaître comme un prix implicite, c'est-à-dire n’est là que pour dicter les choix de l’individu comme le ferait le prix d’un bien mis à la vente et dont on pèserait les avantages et les inconvénients ; ou encore une incitation externe plutôt qu’une marque de réprobation[18]. L’enjeu moral est ici incontournable : Sandel cite les amendes pour infraction à la loi sur l’enfant unique en Chine, de plus en plus considérées par les riches Chinois comme le prix d’un second enfant. Un exemple plus près de nous est celui de la législation en faveur de l’emploi des handicapés. Toute entreprise doit compter au moins 6% de ses effectifs relevant de situations de handicap. Elle peut se décharger de cette obligation en acquittant une contribution obligatoire, mesurée par l’écart au quota imposé. Ne met-on pas ainsi un prix – moralement contestable – pour « se débarrasser » de l’emploi des handicapés ? Si c’est de l’ordre du devoir moral de l’entreprise, il serait préférable d’agir par d’autres moyens, en mettant par exemple le critère de l’emploi handicapé dans les critères de développement durable ou éthique, et faciliter une pression par les pairs ou par les consommateurs, voire de pénaliser. L’amende est une solution trop facile. Ou encore, l’obligation de 25% de logements sociaux dans les villes rencontre parfois des contraintes très lourdes dues au passé urbain, à la cherté du foncier, etc. D’où une pénalité. Sauf à être mise à un niveau prohibitif, la pénalité est fréquemment « arbitrée », c'est-à-dire mise en balance avec le cout d’implantation de logements sociaux. L’amende devient un prix. On pourrait même aisément améliorer le mécanisme en instaurant un bonus / malus qui ferait qu’une ville dépassant son quota bénéficierait d’une subvention de la part des autres communes. Perdrait-on quelque chose dans ce qui est assez proche d’un permis d’émission de CO² ? Oui et non, on accroitrait l’équité interurbaine par rapport au mécanisme du prix fixe, mais on révèlerait le « cout » du pauvre dans la cité, c'est-à-dire son désagrément pour les riches habitants. L’obligation démocratique d’une mixité sociale passerait par le filtre du calcul économique. Sandel touche ici quelque chose d’important et le langage de l’économiste permet de l’expliciter. Cette discussion pénalité vs. prix renvoie au débat central de la philosophie pénale, celui de la peine comme dissuasion (comme le fait un prix qui dicte un comportement) ou de la peine comme punition.
Sandel développe toutefois ses cas moraux en faisant abstraction du cadre institutionnel et culturel de la société qui les produit. Reprenant l’exemple israélien, imaginons qu’au lieu d’être un jardin d’enfants organisé de façon coopérative par une association de parents, il s’agisse d’une garderie publique gérée par l’État. Ne retombe-t-on pas dans le domaine de la pénalité, comme celle qui sanctionne un dépassement d’horaire sur un parking ? Ce n’est que si la garderie n’est pas organisée sur le mode contractuel qu’on peut quitter la règle de droit et exiger des parents « qu’ils se comportent bien ». La pénalité est l’opprobre moral, si l'on arrive à le rendre effectif, ce qui est le cas pour de petites communautés sous le chapeau du « il y a des choses qui ne se font pas », comme de ne pas payer sa part dans un weekend entre amis.
La discussion sur les incitations
Les économistes aiment les incitations matérielles, véhiculées par le marché ou les contrats. De plus en plus, les contrats de travail incluent des clauses de rémunération à la performance, qui donnent un prix de marché, qu’on appelle le bonus, à l’effort et surtout aux résultats, même si ce prix de marché ne vaut qu’à l’intérieur de l’entreprise. Voici un domaine où les relations de marché se sont progressivement glissées. On retrouve l’ambivalence rencontrée précédemment : l’incitation pécuniaire rapproche d’un côté le travail salarié d’une notion de partenariat, comme si le salarié devenait un quasi-actionnaire, intéressé aux gains et aux risques de l’activité[19]. Mais elle peut en retour corrompre le sens de l’effort et le gout du travail bien fait, et se retourner contre l’entreprise qui l’utilise. J’ai mon bonus, peut dire le salarié, parce que je travaille bien. Est-ce à dire que si je n’en reçois pas, je dois mal travailler ? Où est la cause, où est l’effet ? L’individu perd son autonomie de décision et une forme de liberté à se voir considéré comme un « mécanisme » pilotable de l’extérieur par le jeu des incitations pécuniaires. Les cas où l’incitation est contreproductive sont trop nombreux pour que l’économiste puisse vivre encore avec ses habitudes de travail. Un prix mis à zéro pour une transaction (sur le travail, sur les biens) est pour lui une aberration, puisque la transaction a une « valeur ». Avec la même logique, il refuserait de comprendre qu’il puisse y avoir des condamnations carcérales pour les lourdes fautes, puisqu’une réparation pécuniaire, opérée par une transaction, accroîtrait l’utilité de chacun. C’est oublier que tant la condamnation que le rejet d’une relation marchande expriment des valeurs jugées socialement plus importantes. La gratuité est signifiante, comme l’est la punition. Sandel le rappelle justement. Un champ de recherche en économie – mais on peut dire autant en psychologie et en sociologie – s’essaie à intégrer dans ses « modèles » cette interaction des contrats, des normes et de la loi[20].
On peut reprendre sous forme de blague l’exemple cité par Sandel de l’enfant à qui on paie sa fiche de lecture. Papa dirait à Toto : « Toto, ta maitresse n’est pas du tout contente. Tu ne lis pas assez. Je te donne 5 euros pour chaque fiche de lecture que tu fais ! » Si Toto file dans sa chambre et commence fiévreusement à écrire ses fiches de lecture, il répond correctement aux incitations économiques. Si Toto dit : «  Père, j’ai lu tous les livres de Michael Sandel. Tu mélanges honteusement la sphère marchande et le respect du libre choix, au détriment de tous les principes pédagogiques. Je ne ferai pas ta fiche ! », voici un rebelle au marché. Mais si Toto court à l’ordinateur et tape sur auboncoin.fr : « Achète fiches de lecture pour 3 euros », alors il fait mieux que répondre aux incitations, c’est un futur économiste !
Sur la neutralité des marchés
C’est un avantage souvent reconnu aux marchés que d’éviter de poser les questions morales, de rendre « neutres » les relations. C’est même une protection de l’individu de banaliser l’échange, de le rendre anonyme, d’éviter de transformer la relation entre deux personnes dans l’échange en un tête-à-tête singulier. Le propre d’un échange marchand est de rompre le lien don / contredon qui parfois emprisonne, comme le note Jean-Pierre Dupuy, qui préface l’ouvrage de Sandel. Il importe que la relation avec son médecin soit pécuniaire : cela ôte la charge émotionnelle d’une relation par nature très intime ; elle la dédouane et permet la rupture du lien. Elle rend quittes. Il est essentiel pour la souplesse du lien social qu’on puisse être « quittes » et sortir aisément des relations chargées en émotion. Le marché crée des relations horizontales, d’intensité faible, mais variées et multiples, là où les relations non marchandes sont fortes et concentrées. Le marché peut créer distance mais solitude entre les individus, alors que les liens sociaux non marchands peuvent être intenses et enrichissants tout comme oppressants. Le marché « marchandise », mais ouvre les options. Par exemple, la participation des femmes au marché du travail, renforcée au cours de la Première Guerre mondiale, étend le nombre des travailleurs sous le joug salarial en même temps qu’il représente une libération par rapport à l’économie domestique. Le salariat a été dans la grande transformation vers le capitalisme facteur de libération, puisqu’il permet de remplacer les liens spécifiques qu’il y avait avec un maître unique, par des liens multiples et désengagés avec beaucoup, une remarque que faisait déjà Adam Smith.
À nouveau ambivalence : d’un côté, le point de vue de Smith sur le détachement des liens que permet le marché (sans qu’il ait vu ce que cela allait donner dans la Manchester des années 1840 ou dans le Guangdong aujourd’hui). De l’autre, celui de Polanyi pour qui la même bascule vers l’économie de marché s’est faite par destruction de valeurs sociales, de réseaux et de biens communs constitués de longue date. Les réseaux étroits de solidarité et le capital social, qui aident à unir un groupe mais sont souvent le lieu de pouvoirs et de domination, se dissolvent devant l’anonymat et la généralité du marché.  Le phénomène s’observe chaque jour : s’il existe au sein d’une entreprise ou d’un secteur industriel des subventions croisées entre activités, l’arrivée de nouveaux concurrents détruit ces possibilités de subventions et met en évidence des zones de non-rentabilité. Elles disparaissent ou sont renvoyées à la charge de l’État, en lieu et place du système de financement implicite qui prévalait dans l’ordre ancien. Un bon exemple est celui des mutuelles ou des partenariats, une forme juridique très courante dans certaines activités économiques : services, agriculture, assurance, banque…. L’esprit d’un partenariat ou d’une mutualité, c’est de permettre à tout moment que de nouveaux partenaires puissent entrer dans l’association de capitaux à un prix accessible. Un cabinet d’avocats, s’il est organisé sous forme de société anonyme, ne peut garantir cela, puisque le prix de la part, ou de l’action, va refléter le succès économique du moment. Dans un partenariat, le prix de la part ne varie pas, ou bien de façon forfaitaire et mesurée, et le partenaire qui s’en va touche son capital initial et peut céder ses parts à un autre partenaire à des conditions raisonnables. Il y a implicitement une solidarité intergénérationnelle : l’avocat peut s’enrichir des profits versés aux associés, mais pas de la revente de ses parts aux conditions de marché. Mais que se passe-t-il si la pression du marché devient très forte ? La tentation est forte pour la génération courante d’associés de rompre ce pacte implicite et d’accepter de céder le partenariat aux prix de marché. Elle empoche ainsi en une fois le fruit du travail accumulé des générations précédentes. C’est ainsi que la plupart des building societies, sociétés mutualistes de financement de l’immobilier au Royaume-Uni, se sont vendues dans les années 1990 à des banques ou ont organisé leur mise en Bourse ; ou bien que Goldman-Sachs, banque d'investissement américaine organisée autrefois sous forme de partenariat, s’est coté en Bourse, les partenaires du moment s’enrichissant follement en revendant leurs parts au prix beaucoup plus élevé du marché. Les forces du marché avaient rompu le pacte d’association. Le jeu s’interrompait pour les futurs employés de l’entreprise et les associés d’autrefois ont dû se sentir sots, fidèles qu’ils étaient à l’esprit du partenariat, d’avoir laissé empocher le pactole par d’autres. Le marché exerce donc une force de dissolution très corrosive qui freine l’exercice d’activités à but lucratif dans des cadres éthiques contraire à sa propre loi.
C’est cette ambivalence qu’expose Albert Hirschman dans un texte moins connu que son très célèbre livre sur les passions et les intérêts, qui en prolonge l’analyse sur la période postclassique des 19ème  et 20ème siècles[21]. Il relève par exemple l’analyse faite par Durkheim d’un marché, résultat de la division du travail, qui enserre les individus dans une toile d’obligations et de droits croisés, brefs et ponctuels, mais une toile qui se renouvèle constamment et crée une « solidarité d’échangistes ». On a tort ainsi d’opposer la concurrence, qui serait l’apanage du marché, et la coopération, qui appartiendrait à la sphère publique ou politique. On peut citer Timothy Taylor qui reprend à son compte l’idée de Durkheim[22]. Il écrit : « Si la concurrence et la coopération sont compris comme des choix volontaires (et, après tout, une coopération involontaire est un oxymore), alors une économie pleinement planifiée serait l’opposé tant de la concurrence que de la coopération. Quand le gouvernement dicte les prix et les quantités, l’économie planifiée élimine la propension des participants au marché tant à se concurrencer qu’à coopérer. »
Le marché agit aussi comme un organe de régulation non politique, et cette fonction peut être acceptée socialement. Le bon exemple, très chargé politiquement en France, est l’organisation des systèmes publics de retraite par répartition. La modification des paramètres, rendue nécessaire suite aux continuels chocs externes, relève immédiatement de la décision politique, qui remet alors sur la sellette les prises d’intérêt traditionnels des acteurs en présence. Un financement des retraites qui repose sur l’épargne investie est dans une large mesure en autopilote : les ajustements procèdent des mouvements de marché et donc disparaissent la plupart du temps du champ et du débat politique. Est-ce une bonne chose ? Peut-on transposer ce que disait Arrow du sentiment d’altruisme et dire que le capital politique n’est pas une denrée illimitée et qu’il est bon de l’utiliser avec parcimonie ? Sandel s’élève à l’évidence contre une telle formulation, lui qui reproche précisément aux mécanismes de marché d’évincer les questions morales et politiques, alors qu’elles font la vigueur d’une société démocratique. Il n’est pourtant pas forcément inutile qu’une part de l’activité humaine soit enserrée dans des automatismes, que les incitations, y compris dans leur sens le plus pécuniaire, soient efficaces et que les individus soient parfois transformés en servomécanismes, réagissant de façon automatique aux stimuli externes. Il y a certes privation d’autonomie et de liberté – du moins dans la sphère au total limitée des choix économiques – mais en retour garantie de stabilité.  Les gens réagissent-ils aux signaux prix ? Très bien, cela permet de les « utiliser » pour modifier les comportements dans un sens jugé socialement positif, ce qui donne des marges de manœuvre pour l’action publique, une vision repoussoir pour les tenants d’une vision déontologique de la morale. Mais si les publicitaires en profitent tous les jours, pourquoi l’État, pour des fins plus nobles, devrait-il s’en priver ? S’ouvre ainsi le champ de la fiscalité comportementale, où, pour des motifs par exemple écologiques, le gouvernement modifiera le prix relatif d’une ressource rare ou polluante, en lieu et place d’un marché défaillant, pour forcer ainsi à une restriction de la demande par les particuliers. Rien de mieux qu’un philosophe écossais pour formuler, toujours avec leur plaisir gourmand du paradoxe, l’attribut social intéressant de cette docilité : « En arrangeant le système du gouvernement (…), toute personne doit être prise pour un serviteur obéissant et n’avoir aucune autre fin, dans toutes ses actions, que son intérêt privé. Grâce à cet intérêt, on doit le gouverner, et en servant de lui, malgré son insatiable avarice et ambition, le faire coopérer au bien public[23].» Les agents, pour ne pas parler ici de citoyens, deviennent ainsi prédictibles et téléguidables via l’action appropriée[24].

Un envahissement par le marché
Lionel Jospin, dans une phrase puissante reprise de Sandel, disait qu’il voulait bien d’une économie de marché, mais certainement pas de la « société de marché ». Balzac décrivait déjà la Bourse comme une foire immense non seulement des marchandises, mais des valeurs et des « âmes »[25]. Un regard long met toutefois en doute que la société ne fasse qu’étendre, encore et toujours, les domaines régis par des processus de marché. Plutôt que l’anecdote, il faut d’emblée saisir, ce que ne fait pas Sandel, les quelques domaines où la frontière du marché a fait historiquement un vrai bond vers l’avant, avec d’ailleurs une relative acceptation sociale après coup. Le premier cas est la levée progressive, à compter de la Réforme, de l’interdit sur l’intérêt qui avait été remis en force au Moyen-âge s’agissant de la chrétienté. Il en est résulté le commerce de l’argent, qui a été renforcé dans les économies modernes lorsqu’on est passé à un système de monnaie fiduciaire (où ce sont les banques privées qui créent la monnaie), entraînant la création d’un marché monétaire et financier. Le second historiquement est la grande transformation analysée par Polanyi, et Marx en premier, qui a généralisé le salariat et créé avec lui le « marché du travail ». Ensuite, un peu plus négligé par les historiens, la mise en place dès le début du 18ème siècle, de droits de propriété dits « intellectuels » sur la connaissance et le savoir, et donc la possibilité de leur négoce. Les contempteurs du marché l’oublient souvent dans leurs critiques, alors qu’on peut bâtir un cas solide sur leur nocivité[26]. Enfin, le marché de l’assurance-vie, un exemple commenté par Sandel, qui a subi un violent rejet social lors de son introduction à la fin du 19ème siècle : on ne gagne pas d’argent de la mort des autres ! C’est le succès de ce produit qui explique une bonne part du gonflement moderne des marchés financiers. Dans chacun de ces cas, la marche a été longue et a requis des développements institutionnels, juridiques et culturels importants.
Mais il y a des cas importants de retrait, même s’ils n’ont pas l’ampleur des avancées : on n’achète plus son exemption de la conscription militaire, le travail des enfants ne s’achète plus, la philanthropie s’étend (certes avec sa part d’hypocrisie et d’évasion fiscale), la première classe dans le métro a disparu, les dons d’organe et de sang plutôt que leur commerce, semblent s’imposer comme mode de collecte, la citoyenneté et le droit de vote ne sont plus soumis à une condition de patrimoine ou de revenu (le vote censitaire), le droit à émigrer ne fait pas encore, bien que Sandel donne un exemple du contraire, l’objet de transactions. L’esclavage a quasiment disparu. La dot est un phénomène en extinction dans les sociétés occidentales européennes et se modifie radicalement en Asie, sous l’effet du déficit de naissances des bébés fille : c’est désormais la famille du promis qui paie la dot et non plus la famille de la promise. Les contrats d’assurance ne sont pas cessibles ; la vente de charges publiques ou religieuses y a aussi presque complètement disparu. L’industrie du logiciel, gangrenée par les droits de propriété intellectuelle, voit croître vigoureusement le logiciel libre, où la diffusion gratuite est encouragée sous une forme compatible avec l’intervention d’acteurs privés évoluant dans la sphère marchande. Le régulateur américain s’est prononcé début 2015 en faveur de la qualification d’Internet comme « service public ». La conséquence en est le prix unique, un peu comme le service public du courrier ou de l’électricité qui facture au même prix selon que le service soit rendu au fond de la campagne ou en centre-ville. Le « fort » subventionne alors la consommation du « faible ».
Il faut retenir que les frontières du domaine des marchés sont mouvantes et qu’il manque peut-être une sociologie, un nouvel Albert Hirschman, capable d’expliquer pourquoi il en va ainsi. Il est donc discutable de voir le marché grignoter toujours plus les enclos de la vie sociale. Loin d’être une sorte d’hydre se développant spontanément, il faut au contraire un investissement attentif, y compris de la puissance publique et des États-nation, pour les développer et les préserver. On voit ces allers et venues dans le domaine plus prosaïque des valeurs culturelles. Marx faisait la remarque célèbre que le bourgeois transforme tout ce qui est sacré en profane. Mais voici que par transmutation malicieuse le bourgeois moderne, dans sa variante bohème, cherche tous les jours à changer le profane en sacré, à « retrouver » le goût des choses pas chères ou gratuites, la consommation qui fuit l’ordre marchand, le retour aux choses simples et naturelles, hallal ou cacher ou bio, selon le tampon de sacralité qu’on recherche. Le mouvement est bien-sûr repris, dans l’éternelle circularité des valeurs, par les spécialistes du marketing, mais ne peut pas être négligé ou traité avec un ressentiment populiste : il traduit la volonté des gens de circonscrire l’ordre marchand et précisément de refuser la corrosion de certaines valeurs qu’il apporte, épousant cette vérité que nous dit Sandel : « Les bonnes choses de la vie sont corrompues ou dégradées si traitées comme des marchandises » (p. 10) Son livre serait, dans un sens noble, une expression philosophique de ce besoin d’hygiène des valeurs.

Une solution aux marchés nocifs ou dégradants ?
On appelle par commodité « marché nocif » un marché que le législateur interdit, qui est donc refoulé dans le marché noir ou criminel. Cette définition est imparfaite, le nocif évoluant constamment, par exemple pour l’alcool ou la marijuana qui ont pu selon les époques et les pays passer d’un côté à l’autre de la frontière. Mais clairement l’argent ne rachète pas l’obligation de faire de la prison, en y substituant quelqu'un qui accepterait de faire le temps carcéral à la place de la personne condamnée – un contrat, dit de pigeon, que des gens pourraient trouver dans leur intérêt et qui se pratique encore clandestinement. On n’achète pas, du moins facialement, le droit de vote. Ce serait considérer la démocratie à l’égal d’une société de capitaux, où nous deviendrions en quelque sorte les actionnaires de notre collectivité, un terme que reprenait Sieyès quand il théorisait le bien-fondé du suffrage censitaire. Il en va de même des services sexuels, même si la variété selon les pays avec laquelle leur interdiction ou restriction reçoivent une formulation légale montre l’embarras du législateur devant ce sujet complexe.
Regardons par exemple la recommandation de certains d’organiser un marché des organes humains. On voit qu’il y a à la fois beaucoup de malades qui ne peuvent recevoir de rein, mais aussi beaucoup de gens prêts à en donner qui ne trouvent pas preneur, en raison des délais très courts et la compatibilité sanguine qu’il faut observer entre la collecte et l’implantation. Un mécanisme d’enchères ouvertes donnerait une solution mais cela provoque à juste titre révulsion et ces marchés demeurent clandestins : du point de vue de la dignité, ce seront les pauvres qui vendront leurs reins, les riches qui les achèteront. C’est ici qu’intervient Alvin Roth, un économiste américain qui a reçu le prix Nobel pour ses travaux sur l’« ingénierie de marché » (market design). Peut-on, tel est l’enjeu pour Roth, prévoir un « mécanisme » (design) qui a de bonnes vertus d’appariement sans heurter le tabou, c'est-à-dire en éliminant toute assimilation à un prix de marché ou à un mécanisme d’enchères ?  Il en a conçu un, mis en vigueur récemment en Nouvelle Angleterre[27]. Sans rentrer dans les détails, c’est une version sophistiquée de l’échange simple que deux donneurs feraient entre eux s’il se trouvait que chacun d’eux n’a pas la compatibilité sanguine qui convient vis-à-vis de leur receveur respectif. En France, une bonne analogie est les programmes informatiques d’affectation des bacheliers en classes préparatoires via une chambre de compensation. La recherche est très active en ce domaine, auquel Internet et l’informatique sont en train de fournir un levier considérable, permettant d’introduire des complexités et contraintes transactionnelles de plus en plus grandes. L’une de ces contraintes est le respect des normes éthiques des participants. Le livre de Sandel n’aborde pas ce sujet, qui ouvre une autre facette du débat philosophique.

***

Les tenants naïfs du marché voudraient le voir entrer inconsidérément dans des domaines où les institutions, le droit, la culture, la force de l’État, voire la technologie, ne le rendent pas approprié. Quand la discipline de marché ne peut prévaloir, alors il faut rester dans le domaine de la règle et du vivre en commun, c'est-à-dire la sphère « politique », c'est-à-dire encore d’arbitrages non violents entre des intérêts sociaux divergents. Michael Sandel rappelle avec force l’importance que garde l’ordre politique à cette fin, et plus encore, l’importance à ne pas réduire le politique à des questions neutres moralement. Écarter les questions morales permet de simplifier le débat démocratique, de lui rendre un aspect neutre, purement technique, en autopilotage. Mais en même temps atrophie ce débat. Il est juste de parler d’aide au logement ou d’aide sociale. C’est en faisant fuir ce débat que paradoxalement on rend le consensus plus difficile, parce que les gens sont confinés dans la sphère de leur intérêt individuel. On pense éviter le conflit à écarter du fait politique le débat sur les valeurs morales ; en fait, on rend le conflit moins passionnel, mais plus difficile à régler. La justice et l’ordre social purement vus d’un point de vue procédural, comme aimeraient nous y inviter Habermas ou Rawls, nous mettent sur un terrain trop étroit et étrangement sec. Est-ce que cela n’ouvre pas la porte, ayant renoncé à l’ordre des comportements moraux, à nous ramener une fois de plus à l’ordre pécuniaire ?

François Meunier

mercredi 13 janvier 2010

LA FIN DU MODÈLE PRODUCTIVISTE

Article paru dans la reviue ESPRIT de Décembre 2009

L’impératif écologique

Dominique Bourg

Les problèmes d’environnement ne remontent pas aux années 1960. Les sociétés historiques n’ont cessé de susciter des dégradations diverses du milieu naturel puis de tenter d’y réagir avec plus ou moins de bonheur. Les questions de déforestation, de dégradation ou de perte des sols, de qualité de l’air et de l’eau, de pestilence, de bruit, etc. sont récurrentes. Les difficultés rencontrées ont même pu connaître un cours tragique. Jared Diamond a publié il y a quelques années un best-seller mondial où il dressait notamment l’inventaire des civilisations qui s’étaient effondrées en raison de leur incapacité à répondre à des pressions écologiques: les Mayas, les Pascuans, les Anasazis du Chaco Canyon, les établissements danois du Groenland, etc. Il est même loisible, si l’on veut pointer une destructivité sans conséquences pour les populations, de remonter en deçà des sociétés historiques. Il semble bien que, tout au long de la saga expansionniste d’Homo sapiens, nos ancêtres se soient régulièrement livrés à des massacres d’animaux relevant de la mégafaune, lorsqu’ils péné traient dans des contrées vierges d’occupation humaine

Il n’en reste pas moins vrai qu’apparaît au milieu du XIXe siècle la conscience d’un phénomène radicalement nouveau. Au seuil de la seconde révolution industrielle, George Perkins Marsh soutient l’idée que la domination humaine du milieu pourrait se retourner contre elle, au point de saper les bases de la civilisation Il ne s’agit alors que d’une intuition brillante, appuyée toutefois sur une connaissance déjà remarquable de la puissance, rapidité et violence de la transformation humaine du milieu.



La croissance des flux



Plus d’un siècle et demi après, un tel sentiment est largement répandu et peut être étayé par une masse croissante de connaissances. Toutefois, tant qu’on continue à croire que l’essentiel des problèmes environnementaux auxquels nous sommes confrontés relève de pollutions, il est impossible de prendre la mesure de la situation qui nous échoit désormais. Les problèmes de pollution n’ont évidemment pas disparu; les plus aigus, socialement, concernent les conséquences pour la santé des transformations de notre environnement (pollutions chimiques, amiante, exposition à de faibles doses cumulées...). Les défis environnementaux majeurs n’en sont pas moins d’une nature différente. Il ne s’agit pas tant de problèmes de pollutions que de flux. Ni le dioxyde de carbone, ni le méthane, ni le protoxyde d’azote, principaux gaz à effet de serre en dehors de la vapeur d’eau, ne sont des polluants. La raréfaction des énergies fossiles et de certains minéraux, la pénurie d’eau douce, la diminution des ressources halieutiques, l’effondrement de la biodiversité, etc., décollent directement ou indirectement de la croissance exponentielle de la population et des activités humaines depuis les années 1950. Cette dernière a entraîné une explosion des flux de matières et d’énergie sous-jacents à toutes nos activités économiques: extractives, agricoles, sylvicoles et halieùtiques, de production et de transport de l’énergie, de transformation de la matière et de production »des biens de consommation, de transport et d’échange.

Or, alors que les pollutions sont susceptibles de connaître des solutions techniques, à l’exemple des filtres pour les émanations industrielles ou des substituts aux substances dangereuses, tel n’est plus simplement le cas, en revanche, de l’augmentation des flux. C’est en effet le progrès technique qui nous permet d’augmenter régulièrement nos prélèvements sur la biosphère, comme le montre par exemple la surpêche. Par ailleurs, les gains unitaires rendus possibles, en termes de consommation de ressources, par le progrès technologique doivent être replacés dans le contexte d’une augmentation continue de la consommation. Tel est I ‘effet rebond : un ordinateur consomme aujourd’hui moins d’énergie qu’il y a cinq, dix ou quinze ans, mais la puissance requise, les types d’usage et le nombre d’utilisateurs n’ont cessé d’augmenter si bien que la consommation globale d’énergie due à l’informatique s’accroît ; elle triplera d’ici 2030 selon l’Agence internationale de l’énergie À quoi s’ajoute le fait que les solutions techniques ont parfois tendance à déplacer les problèmes, à en faire surgir de nouveaux, inattendus et souvent à long ou moyen terme. Les grands problèmes environnementaux de la seconde moitié du XXe siècle ont tous constitué des surprises: les effets biologiques de la pollution radioactive, la déplétion de la couche d’ozone, l’effondre ment de la biodiversité, la dangerosité du changement climatique, l’accumulation de métaux lourds dans les sols, les effets du mercure sur la santé dans la baie de Minamata, les effets du DDT sur la reproduction animale, etc.

L’idée que c’est d’un surcroît de technologie que nous viendra le salut est un credo propre à l’économie néoclassique que fort peu d’environnementalistes pourraient soutenir. Il n’existe pas en effet de pro duits de substitution à toutes les ressources naturelles ni aux services écosystémiques que nous pourrions détruire. Imaginons par exemple que la couche d’ozone disparaisse et, à sa suite, la photosynthèse: il serait impossible de leur substituer quoi que ce soit par le travail des hommes ou la technique, contrairement à ce que prétend la théorie économique. Comme l’avait déjà montré Garrett Hardin à la fin des années 1960, il n’y a pas de solution technique au problème de l’exploitation de ressources finies par des acteurs poursuivant leurs intérêts propres, en l’absence de règles communes. En l’occurrence comme c’est d’ailleurs le cas pour les ressources halieutiques la puissance des technologies accélèrerait plutôt la dégradation des biens communs

Face au problème des ressources et de leurs limites, et face à la fragilité des équilibres planétaires, force est ainsi de constater que les technologies ne détiennent pas à elles seules la solution: soit elles intensifient les difficultés, soit les solutions qu’elles apportent ne sont que partielles. Seules des politiques publiques peuvent assurer in fine l’efficacité environnementale de certains choix technologiques. L’affaire climatique est à cet égard exemplaire: la rapidité et l’ampleur des réductions des gaz à effet de serre qu’il faudrait atteindre sont telles qu’on ne saurait y parvenir, en dépit de la multiplicité des technologies dont nous disposons, en matière de production non carbonée d’énergie comme de séquestration du carbone, sans changements profonds de nos modes de vie.

À quoi s’ajoute que les pollutions, et plus précisément leur dépassement grâce à des technologies nouvelles, n’affectaient pas le fonctionnement général de nos sociétés. Il en va tout autrement avec la croissance des flux. La difficulté essentielle à la quelle nous sommes confrontés est la contradiction frontale entre notre modèle tant économique que politique, conçu pour permettre la plus grande production et consommation possible, au moins pour une part de la société, et la préservation des équilibres de la biosphère et des ressources naturelles

Je brosserai ici un tableau synthétique des principales difficultés environnementales que nous éprouvons et chercherai ensuite à indiquer les principaux enjeux philosophiques qui en découlent. Nous sommes confrontés aux limites de la biosphère et de ses ressources sur tous les fronts possibles. Nous entrons dans une ère de finitude systématique, ce qui fonde un impératif écologique auquel on ne sau rait se soustraire; et ce dernier engage le fonctionnement même de nos sociétés.



Une évolution trop rapide du climat comme de notre consommation d’énergie



Commençons par le climat. Les conséquences directes du change ment climatique en cours sont les suivantes: une montée du niveau des mers, de 1 à 2 mètres d’ici à la fin du siècle; un changement du régime des précipitations avec un cycle de l’eau plus intense et plus inégalement réparti; une augmentation de la température moyenne à la surface du globe d’ici à la fin du siècle de 1 0 à 8°C. L’enjeu de cette triple pression n’est rien moins que la réduction de l’écoumène, à savoir la partie de la Terre en permanence habitée par les hommes. Rappelons qu’un siècle et demi de progrès scientifiques et tech niques n’ont pas permis d’accroître l’écoumène. Au moment où s’en gagent les négociations de l’après-Kyoto à Copenhague, on ne peut être résolument optimiste.

Ces toutes dernières années, le problème nous est apparu plus important et plus urgent qu’auparavant. C’est tout d’abord la consommation mondiale d’énergie, pour plus de 80% d’origine fossile, qui a notablement augmenté. Avec un rythme d’augmentation annuelle de 3,4%, depuis quelques années, avant la crise, elle dépasse de loin les prévisions les plus pessimistes établies par les économistes du (1Eu en 1995. Mais le phénomène climatique lui-même connaît une accélération inattendue. Nous devrions par exemple assister à une disparition de la calotte estivale arctique dans les dix à quinze prochaines années, alors qu’elle n’était attendue que pour la seconde moitié du x siècle. Depuis le début des années 2000 a commencé une amorce de débâcle glaciaire avec le glissement vers la mer des glaciers périphériques du Groenland et de la péninsule ouest de l’Antartique. Avec une concentration atmosphérique du dioxyde de carbone de 450 ppm, ce qui est l’objectif soutenu par l’Europe et le G20, pour ne pas dépasser une élévation de la température moyenne à la fin du siècle de 2°C, les chances d’obtenir 3°C, voire 4°C, ne sont pourtant pas nulles. Une augmentation de 2°C n’est même pas exclue dès 2030.

Au-delà des modifications physiques des écosystèmes, les risques induis par le changement climatique pour les activités humaines sont nombreux, Commençons par les risques alimentaires. Le changement climatique en cours affectera une situation déjà critique: une production mondiale qui plafonne voire diminue; des pays émergents qui changent leurs modes alimentaires: si la consommation annuelle de viande rouge par habitant de l’Inde, qui est pour l’heure de 4 kg par personne, atteignait les 40 kg (elle est de 80 kg aux États-Unis), les besoins mondiaux de céréales doubleraient; une artificialisation des sols pour cause d’urbanisation qui ne désarme pas; un manque d’eau qui affecte de nombreuses régions du monde comme l’Australie; une destruction et fragilisation des sols de plus en plus déficients en oligoéléments pour cause de compaction, de salinisation, d’accumulation de métaux lourds, etc. Mais une réserve dans l’absolu de terres cultivables supplémentaires de 2,8 milliards d’hectares, pour 1,5 milliard d’hectares de terres cultivées. Pour imaginer les conséquences possibles du changement en cours, il suffit de se rappeler que, durant l’été 2003, la croissance des plantes en Europe a connu une chute de 30%: les forêts européennes ont massivement déstocké du carbone. La fonte des glaciers affecterait encore l’alimentation en eau douce de nombreuses contrées, etc.

Au sujet des risques sanitaires, il convient de rappeler le passé et le présent. Les périodes caractérisées par une modification anthropique intense des écosystèmes ont systématiquement vu apparaître des pathogènes nouveaux. Ce fut le cas avec la révolution néolithique et l’apparition de maladies infectieuses nouvelles comme la rougeole et la variole. L’antiquité a connu l’émergence du paludisme. La révolution industrielle a produit la tuberculose. Rappelons encore que la peste noire a emporté entre 1347 et 1351 une grande partie des effectifs de l’espèce humaine, entre 25 % et 45 % des populations d’Eurasie et d’Afrique du Nord. Or, comme avec les risques alimentaires, le changement climatique affectera une humanité d’ores et déjà confrontée à une accumulation des facteurs générateurs de dangers (cindynogènes): une explosion démographique avec en Asie une sur- concentration de populations humaines et animales; une transformation à l’avenant des écosystèmes à l’échelle de la biosphère avec notamment une fragilisation d’un des services écologiques, le service de régulation des populations de pathogènes; une part de la population mondiale immunodéficience croissante; des transports internationaux d’une intensité inouïe; une mutabilité accrue des germes pour toutes les raisons indiquées dont ceux de la peste et de la tuberculose, résistants aux traitements antibiotiques croisés

La situation n’est pas plus favorable sur le plan des risques financiers. Le Rapport Stem opposait au coût de l’action estimé à 1 % du PIB annuel, le coût de l’inaction, estimé de 5 % à 20% du PIB mondial chaque année Les bases scientifiques dont il disposait n’intégraient pas l’accélération dont nous avons parlé. Ce 1 % est-il vrai ment crédible? Nous ne parviendrons pas à éviter une élévation d’an moins 20G et donc une hauteur de dégâts déjà importante. Songeons simplement à la difficulté pour le système de réassurance mondiale à assumer des Katrina à répétition; rappelons que l’on a d’ores et déjà constaté trois à quatre fois plus de cyclones de catégorie 5 dans l’Atlantique Nord au cours de la dernière décennie.

Enfin, terminons cette liste par les risques géopolitiques. Dans quelques décennies au plus, les petites îles des quatre nations d’atolls (Tuvalu, Kiribati, îles Marshall et Maldives) auront disparu, et, très probablement, un tiers également du Bangladesh. Avec une élévation du niveau des mers à la fin du siècle de 1 à 2 mètres, ce sont de nombreuses mégapoles côtières qui sont menacées d’immer sion, etc. Toutes n’auront pas les moyens d’y faire face. On ne saurait donc exclure des flux migratoires gigantesques, internes aussi bien que transnationaux.



Le temps du climat



Il importe d’être attentif au rapport au temps caractéristique du changement climatique et d’autres problèmes d’environnement globaux. Il conviendrait d’anticiper et même d’agir rapidement. Imaginons une baignoire remplie d’eau dont le niveau reste constant car le trou du siphon, qui est resté ouvert, laisse passer autant d’eau qu’il en arrive par l’ouverture du robinet On bouche maintenant en partie le trou d’évacuation: le débit de sortie diminue et le volume d’eau va augmenter jusqu’à atteindre un nouvel équilibre, quand la pression au fond de la baignoire, du fait du volume d’eau accru, aura suffisamment augmenté et suffisamment renforcé le débit sortant, au point de compenser à nouveau le début d’arrivée d’eau. Comparons la serre atmosphérique à cette baignoire. L’eau équivaut à l’énergie, et la quantité d’eau disponible dans la baignoire, à la quantité d’énergie disponible sur la surface de la Terre, ce que traduit la température; les débits d’arrivée et de départ sont analogues au rayonnement solaire qui chauffe la Terre et au rayonnement terrestre qui la refroidit; et, bien sûr, le trou d’évacuation qui se rétrécit, à l’augmentation des gaz à effet de serre (GES) qui absorbent le rayonnement terrestre. Plus on rétrécit la surface du trou d’évacuation, plus l’eau monte:  plus on augmente les GES, plus la température de la surface de la Terre croît. En conséquence, plus tôt nous commencerons à réduire nos émissions, et plus basse sera ensuite la température atteinte dans le nouvel équilibre.

Autre difficulté notable, toujours relative au temps, l’évolution délétère du climat ne s’arrête pas à la fin du siècle. La chaleur de l’atmosphère mettra des milliers d’années pour pénétrer les profondeurs océaniques; la fonte totale des masses glaciaires polaires exigera également des millénaires. Dans les deux cas, nous ne pourrons revenir en arrière. Ce déploiement au long cours des effets du réchauffement jette une singulière lumière sur les objectifs de la communauté internationale. Selon la grande figure de la climatologie mondiale qu’est James Hansen, 450 ppm de GO conduisent au long cours à une élévation du niveau des mers de 75 mètres; 550 ppm à une élévation de 6°C sur le long cours, etc.

L’enjeu de Copenhague est d’établir un accord international de limitation des GES pour l’après-2012, de telle sorte que l’élévation de la température mondiale ne dépasse pas à la fin du siècle les 20G. Pour ce faire, il conviendrait de ne pas dépasser les 450 ppm de GO alors que nous avons d’ores et déjà dépassé les 387 ppm avec une augmentation annuelle de 2 ppm, et de diviser par deux les émissions mondiales à l’horizon 2050. Nombreux sont même les scientifiques qui prônent une division, non par deux, mais par trois. D’ici à 2020, le GIEc recommande une réduction des émissions de 25 à 40 %. Seule l’Europe, si elle maintient son objectif haut (30 %), serait dans la fourchette du GIEC. Le Japon, lui, serait à 25 %. Les États-Unis ont, quant à eux, fixé une réduction du dioxyde de carbone quasiment nulle: 7 %. Quant à la Chine, elle ambitionne 12%, même s’il ne s’agit pas, en l’occurrence, d’une réduction absolue, mais d’une réduction du contenu carbone de la croissance, par point de PIB.

Ces estimations et objectifs posent divers problèmes et il est bien évidemment impossible de savoir quel accord découlera de Copenhague. Si accord il y a, il court le double risque d’être à la fois difficilement atteignable et en même probablement inférieur à ce qu’il conviendrait de réaliser pour soustraire le climat à une évolution dangereuse.

Bornons-nous à remarquer ici une difficulté supplémentaire. Les dits objectifs se fondent sur les seules émissions domestiques. Or, on observe un écart considérable, dans les pays industriels, entre la quantité d’émissions de gaz à effet de serre liées à la production sur un territoire donné et la quantité d’émissions induites par la consommation individuelle des habitants de ce même territoire Pour la France comme pour la Suisse, les émissions nationales territoriales rapportées au nombre d’habitants se situent entre 6 et 7 tonnes; en revanche, les émissions totales, y compris celles induites par les biens importés, s’élèvent à 13 tonnes pour la France et l8 tonnes pour la Suisse. Le problème essentiel est ainsi escamoté. Et il importe de noter les consommations individuelles directes ou indirectes d’énergie, l’énergie grise, donc à la fois celles attachées au transport, au bâti et à la consommation courante, continuent à filer.

Malgré les bonnes intentions affichées par de nombreux dirigeants, nos démocraties sont probablement incapables d’assumer leurs responsabilités de long terme. L’ancrage représentatif, essentiellement territorial, rivé au court terme et au PIB, est assez largement déphasé face à des problèmes environnementaux globaux.



Les scénarios du dérapage climatique



Pour en finir avec la question climatique, j’illustrerai les conséquences possibles de l’élévation progressive de la température moyenne en prenant appui sur le livre de synthèse remarquable de Mark Lynas’ Ces estimations s’appuient sur la connaissance du paléoclimat et sur les modèles climatiques, dont certains tournent depuis bientôt quatre décennies.

Quelles pourraient être les conséquences pour une élévation de la température moyenne de 1 °C, ce dont nous sommes proches puisque la température s’est élevée depuis le début du XXe siècle d’un peu plus de 0,7°C. L’ouest des États-Unis, du Texas au Dakota, pourrait redevenir ce qu’il fut il y a quelques millénaires, un immense désert de sable. La prochaine disparition de la banquise estivale arctique, dans une ou deux décennies, déplacera le front polaire vers le nord. Il devrait en résulter un changement non moins perturbant du régime des pluies, asséchant par exemple régulièrement et sur (Je longs mois L’Angleterre. Les ouragans qui ont fait leur apparition sur les côtes du Brésil et au Sud de l’Europe seront plus nombreux et pourraient s’étendre à la Méditerranée.

Et pour 2°C? La Chine connaîtrait un manque chronique d’eau, les océans deviendraient plus acides, mettant en danger la chaîne alimentaire marine. En Europe, plus de la moitié des étés seraient bien plus chauds qu’en 2003. Le bassin méditerranéen serait affecté par des pénuries d’eau chroniques. La fonte de la plupart des glaciers assécherait certaines contrées du monde. Nous assisterions à une baisse quasi générale des rendements agricoles.

Et pour 3°C et plus? Comme au pliocène, l’Arctique et l’Antarctique seraient beaucoup plus chauds qu’aujourd’hui, avec un couvert forestier. De gigantesques famines feraient leur apparition. La forêt amazonienne deviendrait une zone aride et dépérirait en rejetant des quantités considérables de gaz à effet de serre. Diverses rétroactions positives s’enclencheraient au point de rendre l’évolution du climat incontrôlable, avec notamment de cheminées de méthane dues à la fonte du pergélisol. À l’approche des 6°C, et qui plus est sur une période aussi courte, ne persisteraient que des îlots de civilisation aux latitudes les plus élevées. Rappelons que lors du précédent âge glaciaire, avec 5°C de moins, les glaciers couvraient l’Europe jusqu’à la hauteur de Lyon et que le sol était en permanence gelé jusqu’aux Pyrénées.



Les autres aspects de la finitude planétaire



Le climat n’est pas le seul de nos problèmes, même si son évolution interagira avec tous les autres. Considérons encore, ne fût-ce que rapidement, le front des diverses ressources naturelles et leurs limites. Commençons par les ressources d’énergie fossile. Eu égard au climat, elles sont trop abondantes. Toutefois, la raréfaction de l’une de ces ressources, le pétrole, devrait affecter nos sociétés bien avant le devenir dramatique des dégâts climatiques.

L’idée selon laquelle le pic pétrolier pourrait intervenir à brève échéance, aux alentours de 2015, est relativement répandue. Ce pic serait suivi du pic gazier à une quinzaine d’années de distance puis, plus tard encore, par un pic charbonnier. L’idée, due au géologue américain Marion King Hubbert, est la suivante: tout ensemble donné de gisements connaît une courbe d’exploitation en cloche, avec des capacités d’extraction de la ressource croissantes, puis un plateau, et ensuite une diminution dont le taux peut sensiblement varier. Je m’appuierai ici sur le rapport de prospective énergétique de Shell publié en 2008. ce document expose deux scénarios ; Scramble et Blueprints. Selon le premier scénario, les états ne parviendraient pas à se préparer à la survenue du pic. Ils renoncent à inverser la courbe de consommation des populations, ce qui nécessiterait des mesures trop impopulaires, et ne parviennent pas à s’entendre. L’OPEP impose ainsi sa volonté et les Etats cherchent à sécuriser leurs approvisionnements par des mesures bilatérales. L’advenue du choc les place dans de grandes difficultés et certaines nations connaissent des changements politiques brutaux. Les tensions internationales sont très élevées avec risques de conflits. Le second scénario est le symétrique du premier:

les Etats sont parvenus à réduire l’addiction de leurs populations aux énergies fossiles et à s’entendre face aux pays producteurs et face à la déplétion annoncée de la ressource.

La finitude ne vaut pas seulement pour les ressources fossiles, mais plus généralement pour les ressources minérales, et tout spécialement pour certains métaux précieux et semi-précieux qui peuvent constituer des goulots d’étranglement technologiques. Voici quel serait, à consommation constante, l’état des stocks pour les métaux les plus exposés — or: 17 ans; argent: 13 ans; cuivre: 31 ans; zinc:  17 ans; plomb: 22 ans; palladium: 15 ans’ Les efforts de prospection n’ont pas été en ces matières aussi systématiques que pour le pétrole, mais il n’en reste pas moins que la surabondance des ressources chère aux économistes classiques est loin derrière nous.

Le même constat de finitude vaut pour les ressources fournies par les écosystèmes et le vivant au présent, et notamment ce qu’on dénomme les services écologiques. Il convient ici de reprendre les résultats de la grande étude commanditée par l’ONU et publiée en mars 2005, le Millennium Ecosystem Assessment Selon cette étude, 60% des services fournis par les écosystèmes, et à défaut desquels la vie ne serait pas possible, sont dégradés ou surexploités. La nomenclature des services écologiques en question est la suivante services de fourniture, de régulation et services culturels. Les services de fourniture renvoient aux récoltes et cheptels, aux fibres (lin, chanvre et coton), au bois de chauffe et de construction, etc. Les services de régulation concernent la régulation locale du climat, l’épuration de l’air et de l’eau, la régénération de la fertilité des sols, la pollinisation et la régulation des populations de pathogènes. Tel bois ou telle espèce animale procureront pour telle ou telle ethnie un service culturel, lesdits services évoquant plutôt pour nous les aménités fournies par la nature.

Nous avons plus haut abordé le problème de la disponibilité et de la qualité de l’eau douce qui constitue pour certaines régions du monde et notamment en raison de l’épuisement de certains aquifères un problème majeur.

Cette exposition à la finitude sur tous les fronts change radicale ment la donne. Elle nous projette au-delà de la modernité. L’un des fondements de la modernité est en effet l’affirmation de l’horizontalité du social. « La définition de l’INJUSTICE n’est rien d’autre, écrivait Hobbes dans le Léviathan, que la non-exécution des conventions. Est juste tout ce qui n’est pas injuste » Rien ne saurait précéder ou transcender le consentement des volontés au fondement du contrat social. Le social naît sans passé et hors de tout environnement physique. Il n’est d’autre limite à ma liberté que celle d’autrui et d’autre source de la norme que notre accord mutuel. Or, l’existence de ces biens publics nouveaux que sont la stabilité du système climatique on la biodiversité nécessaire au bon fonctionnement des services écosystémiques contredit ce présupposé. Certaines de nos actions peuvent en effet contribuer à la dégradation desdits biens communs. Il y a même une contradiction frontale entre la préservation de ces biens et le principe selon lequel l’organisation politique et économique des sociétés modernes devrait permettre à chacun de produire et de consommer toujours plus. Ces contraintes externes au corps social ne contredisent pas l’idée d’une autonomie relative du social, à savoir la nécessité de se donner des normes afférentes à la préservation de ces nouveaux biens communs, mais sont incompatibles avec l’affirmation d’une indépendance absolue des individus.

Déni de la finitude naturelle et déni de la finitude humaine sont indissociables. Le déni de la première est en effet inséparable de l’affirmation de la toute-puissance des techniques, d’une malléabilité du monde sans borne aucune. Contentons-nous de remarquer ici l’un des traits originaux des sociétés modernes: elles sont organisées pour produire et pour satisfaire ce que Keynes appelait des besoins relatifs, par opposition aux besoins absolus. Les besoins sont «absolus, affirmait Keynes, en ce sens que nous les éprouvons quelle que soit la situation de nos semblables »; ils sont «relatifs en ce sens que nous les éprouvons si leur satisfaction nous procure une sensation de supériorité vis-à-vis de nos semblables ». Il n’est aucune limite de principe à ces derniers et ils sont précisément le support de la croissance et de ce qu’on appelle l’effet rebond. Or contrairement à ce que nous pouvions croire jusqu’à il y a peu, l’espace disponible pour nos activités et notre puissance n’est pas infini. Soit nous parvenons à autolimiter nos besoins relatifs , en matière de consommation matérielle, soit nous courrons le risque de conflits violents en réaction à une accumulation des pénuries

Le gouvernement représentatif moderne est solidaire de ce déni de la finitude. En vertu de sa structure même, il n’est guère apte à répondre aux problèmes écologiques contemporains. Ses limites territoriales et temporelles, son affirmation de l’indépendance presque absolue des individus, tout au moins quand il s’agit de consommer, son déni du pouvoir transformateur et intéressé de la technoscience, le lui interdisent. Seul un infléchissement sérieux des institutions et leur évolution en direction d’un fonctionnement plus délibératif per mettraient de mieux prendre en charge les défis du long terme’

Nous sommes en réalité à la croisée des chemins et l’expression même de développement durable, aux allures d’oxymore’ en est la parfaite illustration. La vague néolibérale et l’officialisation du développement durable se sont à peu près imposées ensemble tout en étant porteuses d’orientations contradictoires. Rappelons que les deux valeurs constitutives de la durabilité sont la réduction de la répartition de plus en plus inégale de la richesse sur Terre, et la considération des limites que les écosystèmes nous imposent, et ce en fonction de nos modes d’organisation et de l’état de nos technologies Or, le néolibéralisme rompt avec l’idéal libéral du plus grand Itou heur possible pour le plus grand nombre et n’a cure de l’état de la planète. Cette contradiction traverse même le développement durable et s’exprime notamment au travers de l’opposition entre durabilité forte et faible.

Je crains que l’alternative soit plus violente et tranchée et que le choix soit entre la réussite de la durabilité forte, ou bien une fuite en avant technologique face à de dégradations de plus en plus dommageable pour l’espèce humaine au sein de la biosphère, sur un fond de cynisme moral absolu, abandonnant les hommes en masse à un mixte d’horreurs tant sociales qu’écologiques. L’idéologie transhumaniste me paraît incarner à la perfection l’un des pans de cette seconde alternative. L’anime en effet la haine de toute espèce de chair, celle sh corps comme celle du monde, et un désir d’émancipation de la condition humaine tant naturelle que mortelle, dans une sorte d’au-delà technologique réservé à une petite « élite», richissime

Et c’est précisément l’état écologique du monde tel que nous l’avons rapidement brossé et les choix qui semblent désormais en découler, qui fondent la légitimité d’un impératif écologique au sens propre, à savoir moral. L’enjeu n’est en effet rien moins que de préserver l’humanité, tant en ce qui concerne ses conditions physiques d’existence, qu’en ce qui concerne l’idée d’humanité et les idéaux moraux qui lui sont attachés. Tels sont les deux faces d’un même enjeu, ainsi que l’avait précocement exprimé Hans Jonas avec le principe responsabilité